les théories des relations internationales à l’épreuve de la pandémie
- institut laperousse
- 30 avr. 2020
- 17 min de lecture
AVERTISSEMENT :L'INSTITUT LAPEROUSE a vocation à contribuer au débat public sur les questions de défense, d'économie, de diplomatie et de sécurité. Ses publications n’engagent que leurs auteurs et ne constituent en aucune manière une position officielle .
Par élie Baranets Chercheur Sécurité internationale à l’IRSEM

ANALYSE
La crise sanitaire que nous vivons depuis début 2020 influe grandement sur le com-portement de tous les acteurs internationaux. Elle aura sans doute des conséquencesmajeures et durables pour le monde. En cela, elle présente les caractéristiques néces-saires pour être appréhendée par les théories des relations internationales. En tant quereprésentations cohérentes et systématiques du monde, celles-ci peuvent nous aider àinterpréter la crise.Il convient ici de distinguer deux questions: d’une part, que peuvent nous dire cesthéories de l’émergence de la crise sanitaire? D’autre part, comment interpréter la réac-tion des acteurs internationaux dans ce cadre particulier? Ces questions peuvent serejoindre, mais elles sont analytiquement distinctes. En outre, chacune peut être poséeau moins de deux manières différentes. La première consiste à adopter une perspectivepositive: il s’agit d’expliquer et de comprendre la situation sur le plan empirique. Laseconde s’inscrit dans une perspectivenormative: il s’agit d’étudier non plus la situationtelle qu’elle est, mais telle qu’elle devrait être, en se fondant sur des jugements de valeur.Il ne manque pas d’auteurs au sein de la discipline des Relations internationales (RI)pour refuser de séparer ces deux angles, au motif que toute affirmation positive contientdes considérations normatives implicites. Il n’en reste pas moins que chaque approchemobilise une argumentation orientée différemment. À ce titre, nous gagnerons à ne pasles confondre. Nous nous concentrerons ici sur la perspective positive.Il n’est pas question ici de passer en revue l’ensemble des théories des relations inter-nationales. Nous accorderons une importance particulière au réalisme et tenterons demontrer que son obsolescence, perpétuellement annoncée, tarde à se confirmer, la crisesanitaire étant l’illustration de cette thèse. Pour cela, nous présenterons d’abord l’ap-proche dont les caractéristiques semblent les plus appropriées pour comprendre la pan-démie : le transnationalisme, considérant ainsi la crise comme enjeu transnational. Puis,nous examinerons les arguments réalistes, considérant ici la crise comme compétitionentre les États. Enfin, nous remettrons en cause la vision mécanique de la crise. Nousnous demanderons si ses principales caractéristiques ne sont pas dépendantes de la per-ception des acteurs, ainsi que l’avancent les constructivistes.
À première vue, le transnationalisme semble offrir une grille de lecture appropriée dela crise sanitaire actuelle, et plus largement les approches se réclamant d’une sociologiepolitique appliquée à l’international. Le transnationalisme met en avant l’interdépendanceaccrue entre les acteurs internationaux, étatiques ou non, la mondialisation impliquantune perte de contrôle des États sur ces multiples flux. Ces derniers peuvent être de naturemilitaire, politique, économique et commerciale, mais aussi informationnelle, religieuse,environnementale, juridique, symbolique, et, nous le voyons en ce moment, sanitaire. Ils’agit alors de souligner la variété et la complexité grandissantes des connexions entreacteurs internationaux, ou devrait-on dire globaux, que sont les États, organisations inter-nationales, firmes multinationales, organisations non gouvernementales jusqu’aux sociétésciviles et individus eux-mêmes.Les auteurs se réclamant de cette approche verront dans la pandémie une manifestationempirique de la pertinence de leurs propositions. Au-delà, on peut s’attendre à ce que,dans les années qui viennent, les auteurs de manuels de RI soient fondés à mettre cette criseen exergue afin d’illustrer la prégnance des phénomènes transnationaux. Il y a de bonnesraisons à cela: le virus à l’origine de la crise est peu soucieux des souverainetés étatiques.Plus précisément, le transnationalisme peut apporter des réponses aux deux questions pré-liminaires que nous avons posées.D’une part, quelle est l’origine de la crise? Le lieu présumé de transmission initiale duvirus vers l’homme, est un marché à Wuhan5. Outre qu’on y trouve exposée une faune pro-venant parfois d’autres continents, on insistera sur le fait que nulle instance et nul contrôledouanier n’ont pu être en mesure d’empêcher la maladie de se propager. Et pour cause:notre environnement globalisé implique une hyperconnectivité des individus au-delà desfrontières étatiques, par les biens qu’ils échangent et leurs propres mouvements. En résulteune grande volatilité mise en lumière par James Rosenau, principal représentant du trans-nationalisme6. Caractérisés par leur dynamisme, les processus prennent place de manièrerapide, engendrant instabilité et incertitude, autant de facettes du monde globalisé queles approches traditionnelles en RI échouent à considérer dans toute leur mesure, ou dumoins n’ont pas théoriquement intégrées. D’ailleurs, la crise actuelle montre bien que lesparamètres permettant d’anticiper le niveau de risque sanitaire sont nombreux, complexes,enchevêtrés, de sorte que nul n’est capable de le prédire, ou bien grossièrement.D’autre part, quelle est la réaction des acteurs internationaux? Une fois l’épidémiedevenue pandémie, c’est bien une variété d’acteurs qui sont intervenus dans le but affiché.
d’en limiter à la fois la portée et les conséquences. L’autorité normative internationale enla matière est l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Cette agence, rattachée à l’ONU,voit sa visibilité s’accroître en cette période. Elle fournit des informations et émet des décla-rations quant à la nature de la situation, ainsi que des recommandations quant aux mesuresà adopter. Ses attributions lui permettent, comme lors de l’épisode du SRAS, de faire indi-rectement pression sur les États. Surtout, elle peut s’affirmer comme un organe participantà la coordination des efforts sanitaires internationaux et les épisodes de pandémie semblentréhausser son influence. Tandis que la faiblesse des initiatives multilatérales est réguliè-rement pointée du doigt, l’épisode que nous vivons pourrait les redynamiser en montrantleur nécessité8.Jouent également un rôle les organisations non gouvernementales, tout comme lesfirmes multinationales dont certaines vont jusqu’à réorienter leur production ou leursméthodes de commercialisation afin d’approvisionner certains secteurs sensibles en maté-riels adéquats. En outre, un des paramètres qui dictera la longueur et la sévérité de cettecrise dépend d’un secteur qui ne connaît pas de patrie: la recherche scientifique. Beaucoupd’espoirs sont placés dans les avancées médicales pour faire face à cette maladie, un effortsoutenu par des financements souvent internationaux et qui a fait naître une coopérationsubstantielle de chercheurs, de laboratoires et d’hôpitaux du monde entier. Malgré le tonteinté de nationalisme de certains discours politiques visant à se réapproprier par antici-pation les découvertes scientifiques, la pratique quotidienne des chercheurs laisse peu deplace aux considérations de nationalité de ces derniers.Enfin, et surtout, l’acteur non étatique principal de cette crise est l’individu. Non pascelui qui occupe un poste à responsabilité au sein d’une entité qui serait elle-même unacteur international. Mais l’individu comme acteur en soi, qui opère seul ou agit de concertavec d’autres. Car en l’espèce, c’est avant tout à sa responsabilité que l’ensemble des acteursen appelle. C’est par lui que cette crise a commencé, c’est lui qui en est la première victime,et c’est enfin par lui qu’elle cessera. C’est par conséquent un raisonnement à l’échelle micro-sociologique des interactions entre individus qui nous permet de rendre compte de cettesituation, tout comme il nous permet de comprendre les choix personnels de prendre oude ne pas prendre certaines précautions relatives à la lutte contre la propagation du virus.
On notera ici que, même confiné, l’individu ne cesse d’être connecté. Le développe-ment des moyens de communication, que ce soit par la télévision, le téléphone, et surtoutl’internet, lui permet, notamment dans le monde occidental, de recevoir et d’émettre dessignaux et informations instantanément, et de continuer à affirmer directement son statutd’acteur international, c’est-à-dire sa capacité d’influence sans médiation étatique interpo-sée. Connectés, les individus le sont sans doute plus qu’avant, puisqu’après quelques joursde confinement, le trafic internet avait augmenté de près de 70% et celui sur les réseauxsociaux de près de 60 %.Alors que la rapidité et la pertinence de la réaction de certains gouvernements sontmises en cause, plusieurs analyses individuellement initiées et disponibles en ligne ont puconnaître une large diffusion au sein de la société civile. Parfois d’excellente facture, ellessont la preuve que l’individu s’affirme sur la scène internationale, par les fortes capacitésd’analyse qu’il utilise indépendamment de tout lien d’allégeance envers son État, et parfoisen défiance vis-à-vis de celui-ci. Ce sont des preuves de la capacité d’action de l’individu,caractéristique duskillful individualmis en avant par James Rosenau, ces études débou-chant souvent sur des recommandations concrètes vis-à-vis des comportements à adopter.Certes, les États jouent également un rôle, mais les auteurs transnationalistes ne nientjamais sa qualité d’acteur international. Ils lui contestent le statut d’acteur unique et uni-taire – c’est-à-dire d’acteur non fragmenté en plusieurs acteurs internes distincts. En outre,ils jugent dépassée la vision d’un monde unidimensionnel exclusivement constitué desrelations qu’entretiennent les États entre eux, tout-puissants et fermés comme des «boîtesnoires ».À cet égard, il faut souligner l’intérêt des approches situées à l’échelle de chaque État,et plus précisément, celles qui étudient les facteurs qui déterminent la prise de décision auniveau interne. Il est vrai qu’une telle perspective requiert la collecte d’éléments qu’il estdélicat d’obtenir et de traiter rigoureusement à un stade si précoce. Mais si nous avions unpari à faire, ce serait celui de miser sur la fertilité de cette alternative. Les failles des servicesde renseignement lors de cette crise peuvent-elles s’expliquer par des facteurs cognitifs etpsychologiques16? Les décisions prises l’ont-elles été par des États unitaires et rationnels,ou bien la manière dont l’État est organisé a-t-elle joué un rôle? Les différentes branchesde l’administration ont des intérêts, des cultures, et surtout des routines bureaucratiquespropres qui peuvent parfois expliquer les délais précédant l’action, l’inadéquation de l’ac-tion par rapport à la situation sur le terrain, ou encore le manque de coordination entre les différents organismes de la même entité17. Et si une bonne compréhension de cettecrise relative à des micro-organismes passait par une analyse au niveau «micro »18? Cetteapproche d’analyse de la politique étrangère partage avec le transnationalisme le postulatde l’acteur non unitaire, et se présente comme une alternative au réalisme, courant théo-rique qui a longtemps dominé la discipline des RI, et dont on peut se demander ce qu’ilapporte à la compréhension de cette crise.
La crIse comme enjeu de compétItIon entre états
Pour l’approche réaliste, les relations internationales se caractérisent par l’absence d’au-torité régulatrice. Cette situation anarchique, selon les réalistes, fait des États les acteursinternationaux majeurs, unitaires, en compétition les uns avec les autres pour la sécurité etla puissance. De ce point de vue, on peut s’interroger sur son apport à la compréhension decette crise. L’enjeu est ici sanitaire, et n’engage pas la puissance ou la sécurité telles que tra-ditionnellement perçues. De plus, il met en scène une variété d’acteurs plutôt que simple-ment les États. Doit-on en conclure que le réalisme se trouve réfuté? Il existe au moins troismanières de répondre par la négative. Si certaines de ces réponses sont plus convaincantesque d’autres, toutes doivent être examinées. En effet, ces discours commencent déjà à êtreformulés de manière informelle, indiquant qu’ils risquent de constituer des arguments cen-traux dans les débats à venir. Or, l’un des intérêts de cette note est justement de démêler lesdiscours rigoureux de ceux qui ne le sont pas. Nous avons classé ces réponses par ordre depertinence.La crise sanitaire constitue une épreuve qui sélectionne les États les meilleurs, corrobo-rant en cela la vision réaliste. Ce premier argument n’est pas acceptable. Certes, on retrouvechez le plus influent représentant de ce courant, Kenneth Waltz, l’idée selon laquelle lesÉtats s’adaptent à la nature de leur environnement19. Mais ne pas énoncer les formes quel’adaptation revêt rend l’assertion tellement sous-déterminée qu’elle en devient tautolo-gique. Irréfutable, elle est impropre à constituer un test pour éprouver la validité d’uneproposition théorique20.La deuxième ligne d’argumentation est de nature épistémologique, c’est-à-dire qu’elleest relative aux buts et fonctions d’une théorie scientifique. Cette posture consiste à refuserd’examiner la crise sanitaire au prisme de l’approche réaliste. Cette dernière, comme toute théorie, simplifie la réalité pour généraliser à son endroit afin de donner du sens à des faitsautrement trop ambigus pour signifier quoi que ce soit. Certains faits, comme les phéno-mènes sanitaires, s’en trouvent écartés et inexpliqués. Les réalistes s’accommoderont certai-nement de disposer d’un appareil théorique incompatible avec une variété de phénomènestant qu’il est en mesure de bien expliquer les plus importants, tel que l’est à leurs yeux lacompétition de puissance entre États souverains.Pertinente en général, cette argumentation sera toutefois difficile à tenir à terme pource cas en particulier. La pandémie affecte de manière directe ou indirecte la quasi-totalitéde l’humanité. Cela inclut d’ailleurs les États chers aux réalistes, et surtout, concerne lesdimensions que ces derniers mettent en avant. Une récession d’une grande sévérité s’an-nonce. Certes, pour la plupart des réalistes, l’économie n’est pas essentielle en soi. Maiselle l’est toutefois indirectement dans la mesure où la puissance militaire d’un État dépenden grande partie de ses moyens économiques. Il n’est donc pas à exclure que cette crise, quitouche presque tous les pays, mais de manière inégale, ait des répercussions sur l’équi-libre de la puissance. Il vaudrait alors mieux pour les réalistes être en mesure d’expliquerd’où provient le bouleversement du mécanisme le plus important à leurs yeux. Si un phé-nomène est à la fois intéressant, important, et concerne le champ d’étude d’une théorie don-née, on attend de cette théorie qu’elle soit capable d’en dire quelque chose. C’est justementce à quoi s’attache la troisième ligne d’argumentation.La troisième et dernière manière de défendre le réalisme est de mettre en avant ses apti-tudes à expliquer différentes dimensions de cette crise. Nous reprendrons ici les arguments formulés en faveur du transnationalisme, approche qui, rappelons-le, conteste la domination du réalisme, au motif que le contexte de mondialisation rend ce dernier partiellement obsolète.
Du point de vue réaliste, il n’est peut-être pas anodin que le foyer de la pandémie setrouve en Chine. Il s’agit en effet d’une puissance émergente, aspirant à contester l’hégémonaméricain. Elle cherche pour cela à accroître sa puissance par une croissance économiqueimportante, qu’elle alimente par une activité interne intense et par les multiples connexionsqu’elle entretient avec le monde extérieur. Or, l’ampleur de ces activités économiques etdes interactions multiples qu’elle génère figurent parmi les facteurs de la rapide propaga-tion du virus une fois transmis à l’homme. La portée de la crise pourrait ainsi indirecte-ment résulter de la montée en puissance de la Chine, processus compatible avec les thèsesréalistes. Sans juger de la valeur de cet argument, la pertinence du réalisme s’exprime demanière plus claire lorsqu’il s’agit d’expliquer, non pas l’origine de l’épidémie, mais lesréactions face à la pandémie.
La fermeture des frontières et les mesures de confinement limitent les interactions entreacteurs internationaux. Or, le volume, la variété et l’intensité de ces interactions sont àl’origine de la remise en cause des principes réalistes par l’approche transnationaliste. Bienque provisoires, ces mesures montrent que l’État est en mesure d’influencer l’interdépen-dance des acteurs internationaux. À rebours de la thèse «hyperglobaliste» incarnée notam-ment par Kenichi Ohmae et selon laquelle la mondialisation marque une nouvelle ère25,les événements récents semblent au contraire prouver, et il s’agit d’un point crucial, que lamondialisation ne se réalise pas en dehors de tout contrôle étatique. Mise entre parenthèses,la loi du marché sera rétablie une fois les restrictions levées. Mais beaucoup pensent quece sera dans une mesure moindre. Ce sont sans doute bien davantage les «sceptiques», àl’image de Paul Hirst et Grahame Thompson, qui trouveront dans les récents événementsmatière à conforter leur vision de la mondialisation. Cette dernière y est décrite comme unmythe, la réalité qu’elle est censée représenter étant en fait constituée de blocs commerciauxreposant sur des États puissants.Car ce sont aux États que les différents acteurs internationauxs’en remettent pour mettreen place et veiller à l’application des mesures visant à lutter contre la propagation du virus.Comme nous l’avons vu après les attentats du 11septembre 2001, après plusieurs crisesfinancières, et aujourd’hui encore, c’est l’État que l’on appelle lorsqu’arrive la crise, lequeldevient État sécuritaire, providence, protectionniste, sanitaire.Quant au surcroît de coopération transnationale, par exemple dans le milieu scientifique,il se produit de manière exceptionnelle. C’est l’urgence de la crise qui fait que les avancéesse partagent instantanément entre chercheurs du monde entier. D’ailleurs, le fait que ceséchanges se fassent au détriment des logiques académiques traditionnelles d’appropriationde la recherche, par la publication en son nom d’articles scientifiques, montre qu’on auraittort de considérer ces exemples comme représentatifs d’une coopération durable.Nous avons par ailleurs souligné le rôle des organisations internationales à traversl’exemple de l’OMS. Le rôle de coordination qui incombe à cette dernière ne s’exécute pasindépendamment des États; il est même étroitement lié à leur bonne volonté, puisqu’ellen’a pas le pouvoir de les contraindre. Même son rôle informationnel est façonné par les préférences des plus puissants d’entre eux29. En tardant à qualifier la situation de «pandé-mique », on a pu observer que l’OMS calibrait sa communication à l’aune des attentes dePékin, ce qui n’est pas nouveau30.Quant à la nature même de la crise, on peut se demander si elle correspond à ces nou-veaux processus censés rendre le réalisme obsolète. Revenons-en pour cela à James Rosenau.Dans son effort de théorisation, il identifie cinq sources de changements et autant de fac-teurs agissant sur la politique internationale comportant une dimension multi-centrée.Le passage, tout d’abord, d’une ère industrielle à une ère post-industrielle, dans laquelle larévolution micro-électronique a contribué à amoindrir les distances, à raccourcir les délais, età augmenter l’interdépendance entre acteurs. Pour être vraie, cette caractéristique du mondecontemporain n’est pas celle qui apparaît comme la plus utile pour expliquer la crise actuelle.Le deuxième facteur tient à la place qu’occupent de nouveaux enjeux. Les crises sani-taires ont un rôle central dans l’histoire. Les réalistes ne manqueront pas de soulignerqu’une œuvre référence pour beaucoup d’entre eux, le récit de la guerre du Péloponnèsepar Thucydide, fait la part belle à l’épidémie de peste qui a ravagé Athènes au Vesiècleavant J.-C. La manière dont la crise actuelle nous affecte dépend de nos conditions de vie,qui ont évolué. Mais l’enjeu, lui, n’est pas nouveau.Nous traiterons les trois derniers facteurs de concert, car intimement liés entre eux: laperte de pouvoir des États pour régler les problèmes, la décentralisation de la politiqueinternationale entraînant une prolifération des sous-systèmes, et l’émergence d’individusaux capacités d’analyse et d’action réhaussées. Ce dernier facteur est d’ailleurs le plusimportant, nous révèle Rosenau. De lui dépendent les autres plus que l’inverse n’est vrai.L’affirmation de cet individu, grâce à un meilleur niveau d’éducation et à des outils tech-nologiques puissants, implique que l’autorité de l’État est questionnée. Le lien d’allégeanced’un individu envers son État est moins fort et moins exclusif, affaiblissant l’autorité et lacapacité d’action de ce dernier.Il semble pourtant que depuis le début de cette crise, l’allégeance des individus enversleur État ne soit guère entamée, et qu’elle l’emporte sur les allégeances alternatives. Lesindividus eux-mêmes sont les principaux demandeurs d’actions de la part de leur gouver-nement central. En France chaque déclaration publique des dirigeants politiques est scrutéeavec grand intérêt, et celle du président de la République en date du 16mars 2020 a étésuivie par plus de 35millions de téléspectateurs, ce qui constitue alors un record absolu entermes d’audience. Certes, de forts reproches sont formulés quant à la gestion de la crise.Mais cela vise le personnel politique en place bien plus que l’institution étatique. Que les www.irsem.frÉcole militaire1, place Joffre75700 PARIS SP 0710Note de recherche no97Avril 2020mesures publiques soient perçues comme légitimes, quand bien même elles proviennent degouvernements critiqués, montre à quel point l’autorité de l’État est préservée.Que ce soit dans la propagation du virus ou dans les mesures prises visant à la contrarier,chaque étape cruciale de la crise sanitaire semble liée aux comportements de l’individu. Maisquel est-il? Est-ce leskillful individualde Rosenau que l’on a vu à Wuhan faire du négoce dansdes conditions d’insalubrité autour d’une espèce protégée vendue à prix d’or pour des vertusmédicales et aphrodisiaques qu’elle n’a pas? À moins que ce ne soit celui qui pensait pouvoirguérir du Covid-19 en buvant une tisane chaude? Finalement, l’individu dont le raisonne-ment et le comportement sont jugés comme sensés et dont l’importance est majeure dans lasortie de la crise, est un citoyen responsable qui s’isole physiquement et respecte les instruc-tions qui lui sont transmises, voire imposées, par les autorités publiques. Cette crise sani-taire, dans sa complexité et son dynamisme, a plus d’une similarité avec les «turbulences»qui agitent la politique internationale et que mettent en avant les transnationalistes. Mais cen’est peut-être pas pour les raisons avancées par ces derniers qu’elle affiche ces caractères.Non pas que les capacités des individus n’existent pas, ni qu’elle ne se soient pas accrues.Mais ce ne sont pas celles-ci que l’on voit sollicitées en ce moment.Le comportement des acteurs internationaux à l’égard de cette crise, diront sans doute lesréalistes, confirme la primauté de la compétition entre États, lesquels s’attachent à satisfaireleur propre intérêt. La coopération internationale, même entre pays partenaires, souffredes initiatives particulières des États qui se soucient peu du bien-être de leurs voisins35. Ilest encore trop tôt pour le dire, mais gageons que beaucoup décriront les enjeux sanitairesactuels comme un terrain sur lequel la rivalité de puissance sino-américaine se joue. Ainsi,le président américain tient à parler de «virus chinois». À l’inverse, le régime chinois s’at-tache à imposer un narratif favorable lui conférant un statut de leader que les États-Unisn’assumeraient pas36. Mais cela ne montre-t-il pas tout autant le caractère non mécaniquede cette crise, dont la signification dépend des perceptions des différents acteurs ?
La crIse est ce que Les acteurs en font
Et si cette crise sanitaire ne révélait rien d’autre que ce que nous lui faisons dire? Et sile fait que cette situation soit considérée comme une «crise » révélait un enjeu politiqueconduisant différents acteurs à l’imposer comme telle aux yeux des autres ?Ces questions remettent en cause le caractère objectif de la réalité sociale. Le construc-tivisme comme approche théorique en RI s’est développé autour de ce postulat. Que les acteurs internationaux évoluent dans un environnement anarchique n’implique pas qu’ilfaille en déduire mécaniquement des principes généraux quant aux intérêts et actions deces acteurs. La manière dont les États se perçoivent eux-mêmes, perçoivent les autres, et seperçoivent aux yeux des autres, autrement dit les enjeux d’identité dans une perspectiveintersubjective, vont façonner les intérêts des acteurs, puis leur comportement. Conférerun caractère plastique à la réalité peut alors justifier de l’importance que l’on va ensuiteaccorder aux discours, qui deviennent le cadre normatif de la politique internationale. C’està la lumière de ce processus que l’on peut réinterpréter les efforts discursifs déployés parWashington et Pékin et qui ont vocation à décrire la crise d’une manière conforme à leursattentes respectives.Les propositions constructivistes n’ont bien entendu pas vocation à s’appliquer à tousles objets concernés par la crise sanitaire. Le virus, par exemple, n’a que faire de la manièredont on le perçoit, et on ne s’en protège pas, par exemple, en le considérant comme un desnôtres. Il n’est pas un construit social, pas plus que la maladie qu’il provoque et les mortsqu’il sème. Sa propagation, même si elle n’est pas indifférente aux interactions sociales,dépend techniquement de processus matériels, pas de la perception des individus. Quoiqu’on dise d’eux, «les cochons ne peuvent pas voler», dit en ce sens le constructivisteAlexander Wendt37, admettant par là-même que la réalité conserve un noyau de propriétésobjectives. Ces faits bruts contrairement aux faits sociaux, existent indépendamment detoute convention humaine.En revanche, les faits bruts n’expliquent que peu de choses de la politique internatio-nale. Leur importance dépend le plus souvent de leur interprétation, et cette dernière estfonction de l’environnement social à l’intérieur duquel ces faits opèrent. En dernière ana-lyse, ce sont les faits sociaux qui peuvent éclairer les raisons de l’apparition de ces faitsbruts ainsi que la manière dont les différents acteurs réagissent face à eux.Très générale, cette perspective peut ouvrir la voie à des variantes circonscrites à cer-taines questions plus spécifiques. Et si les enjeux sécuritaires chers aux réalistes n’étaientjamais intrinsèquement sécuritaires, mais ne le devenaient qu’à partir du moment où ilsétaient perçus comme tels? Ce raisonnement, fondé sur l’effet performatif des discours, peuts’appliquer à ceux prononcés en rapport à la crise actuelle. C’est cet argument que les tra-vaux sur la «sécuritisation» ont eu le mérite d’avoir mis en avant. L’École de Copenhague,notamment incarnée par Barry Buzan et Ole Waever, à qui l’on doit d’avoir orienté lesdébats savants en ce sens, expose le mécanisme suivant: les élites politiques traduisent entermes sécuritaires un enjeu qui en soi ne l’est pas, de manière à légitimer les mesures quisont prises dans le but de gérer ledit problème, et notamment le fait de recourir à des procé-dures qui ne relèvent pas des procédures normales. La rhétorique «martiale» du et l’atmosphère de lutte contre des menaces envers la sécurité nationale qu’elle apu générer pourraient s’interpréter en ces termes: en invoquant la guerre, la crise sanitairefait l’objet d’un discours «sécuritisateur» qui a vocation à élargir la marge de manœuvredes élites politiques lorsqu’elles se saisissent de cette crise.
Reste qu’il ne suffit pas de proclamer qu’un enjeu est sécuritaire pour rallier automati-quement le public à sa cause. Prendre en compte les multiples facettes de l’audience faceaux discours «sécuritisateurs» dans une perspective intersubjective permet d’éclairer lesconditions de succès de ces derniers.Dans des périodes troublées comme celles que nous vivons, la propension du public àsouscrire aux discours de l’exécutif augmente. C’est notamment ce que démontre RonaldKrebs, tandis que la littérature sur les narratifs stratégiques en RI s’accroît. Mais tous n’ontpas la même efficacité. Ceux qui permettent, à travers unstorytellingcohérent, de donner dusens à une agrégation d’éléments auparavant confus, sont ceux qui ont le plus de chancesde s’imposer aux yeux du public comme narratifs dominants. Le chef de l’exécutif disposeici d’un avantage unique puisque, comme nous l’avons vu, sa position permet à sa paroled’être entendue. En d’autres termes, s’il ne tarde pas à proposer un discours cohérent, ilaura toutes les chances d’emporter l’adhésion des masses. Il n’en sera que plus facile dejustifier l’adoption des mesures souhaitées.Il n’est d’ailleurs pas nouveau d’inclure les enjeux sanitaires dans le champ de la sécu-rité. La notion de sécurité humaine témoigne de ce rapprochement, elle qui comprend également les dimensions économique, écologique, et même personnelle, communautaire et environnementale. Il s’agit alors de décentrer les questions sécuritaires à partir de l’Étatvers l’individu. Il s’agit aussi, le plus souvent, d’intégrer une dimension normative à l’ana-lyse, une tâche qui dépasse le cadre de la présente note.
concLusIon
Flux massifs, variés et rapides, rôle majeur d’acteurs non étatiques, centralité de l’in-dividu: les caractéristiques des processus qui ont provoqué et continuent d’accompa-gner la pandémie de Covid-19 à l’échelle planétaire en font un phénomène transnational,susceptible de conforter la perspective du même nom au sein des théories des relations internationales. Une telle vision fragiliserait l’approche dominante, le réalisme, qui, s’ilne nie pas l’existence de phénomènes transnationaux, rechigne à systématiser la politiqueinternationale à partir de ces derniers.Toutefois, le réalisme a des ressources. Si le virus n’a que faire des frontières, ce n’estpas le cas de ceux qui le portent. Or, ces derniers s’en remettent, non à des mécanismestrans-gouvernementaux ou intergouvernementaux pour résoudre cette crise, mais à l’État,et plus précisément à leur État, entité politique envers laquelle non seulement leur allé-geance est évidente, mais semble tendre vers l’exclusivité. Certes, ces individus peuventêtre critiques de la politique du gouvernement à la tête de l’État en question. Mais qu’ilsle soient tout en considérant les mesures publiques comme globalement légitimes est unepreuve supplémentaire du fait que l’autorité de l’État n’est pas diffuse. Si l’origine de lacrise n’est pas étatique, ses conséquences passent par l’État, et peut-être le renforcent.Surtout, la crise semble montrer, ou plutôt confirmer, affirmeront sans doute les réalistes,que ces États pensent avant tout à eux-mêmes, notamment dans une perspective de lutte deou pour la puissance.Mais doit-on pour autant considérer la politique internationale comme une arène tel-lement compétitive que ce qu’un État gagne, un autre doive le perdre? Est-ce qu’il faitsens de parler de jeu à somme nullequand la réalité biologique, et non politique, rappellel’humanité à son unité? Quand on parle de la pandémie de Covid-19, ce qui est bon pourun État l’est le plus souvent pour les autres: empêcher les contaminations, trouver dessolutions, contenir la propagation du virus, et soigner les malades.Dresser une telle conclusion reviendrait à oublier que, même en cette période où toutel’attention se focalise sur la crise, le monde ne se résume pas à une lutte contre le Covid-19. Que la pandémie en soi n’implique pas de jeu à somme nulle n’empêche pas qu’elle seproduise dans un environnement qui, lui, est un jeu à somme nulle. Or, dans un monded’ennemis, les déboires des uns font les affaires des autres. On pense moins ici au nombrede morts provoquées par le Covid-19 qu’à la récession économique que connaîtront cer-tains États, dont la puissance va diminuer, au bénéfice d’autres, moins touchés. Prioritéest ainsi octroyée à l’action souveraine des États concentrés sur leur propre intérêt, dansune logique de compétition à peine voilée. Plus de soixante ans après que Kenneth Waltz apubliéMan, the State and War43, son approche consistant à accorder la primauté analytiqueaux contraintes qui proviennent de la structure anarchique du système international, et quiconditionnent l’impact des autres facteurs, semble toujours appropriée.
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